Le Corbeau, Abel et Caïn

Inspiré de Qasas al-Hayawân Fî al-Qur’ân de Ahmad Bahjat.

Allah envoya alors un corbeau gratter la terre afin de lui montrer comment couvrir l’intimité de son frère. Il dit : Malheur à moi ! Ne suis-je pas même capable d’agir comme ce corbeau et couvrir l’intimité de mon frère ! Et il regretta amèrement son acte…

Coran 5:31

Certaines choses ne changent jamais.

Même quand le temps passe, même quand les gens vieillissent et que leurs cheveux deviennent blanc.

Mais les plumes noires des corbeaux, elles, demeurent bien noires…

En tant que corbeau, j’ai assisté à la première goutte de sang versée par l’Homme. Je le jure, Dieu m’est Témoin !

C’était une journée terrifiante. Elle surprit tout le monde, et à la fois le meurtrier et la victime. Aucun d’entre eux ne s’y attendait vraiment.

Seul Satan espérait que cette journée ait lieu. Faut dire qu’il y avait mis toute son énergie. Heureusement pour lui, il avait encore ses entrées auprès des humains. Ces mêmes humains qui à longueur de journée jurent et crient qu’ils détestent le diable mais qui ne cessent de lui ouvrir leur porte.

Paradoxe classique. L’humain est ainsi. Au fond, les choses n’ont pas vraiment changé depuis l’époque de leur ancêtre Adam au paradis. Tu connais l’histoire de la chute, je ne vais pas te la raconter.

En tant que corbeau, j’étais témoin de ce Jour de malheur.
Toi, tu ne t’en souviens peut-être pas, mais la mémoire du monde s’en souvient très bien même si elle a travesti la vérité. Pourquoi crois-tu que toutes les cultures du monde m’associent au malheur et me traitent de corbeau de malheur.

Rien n’a changé. Toujours aussi lâches ces hommes. Incapables de prendre leurs responsabilités, les voilà qui me désignent en parfait bouc-émissaire. Savent-ils qu’à la base, j’étais juste témoin et qu’en plus, Dieu m’a demandé d’aider.

Oui j’ai aidé comme aujourd’hui une ambulance peut te venir en aide si tu es en détresse respiratoire.

Tu comprends donc que traiter l’ambulancier « d’ambulancier de malheur », ce n’est pas très fairplay.

Mais que veux-tu, certaines choses ne changent pas. Les plumes noires du corbeau sont toujours aussi noires. La noirceur des cœurs, elle aussi, ne changent pas…

Si tu observes les corbeaux aujourd’hui, c’est à dire ma descendance, tu trouveras assez étrange leur façon de déambuler en sautillant au sol.

Non ! Je t’interdis de te moquer, sauf si tu es innocent comme un enfant !

Sache qu’avant l’assassinat, moi et tous mes frères corbeaux marchions tout à fait normalement, comme tous les autres oiseaux sur terre.

Pour tout te dire, nous étions même respectés, et d’aucuns nous enviaient notre allure et nos plumes couleur de jais. On avait la classe. Les princes de la ville c’était nous. Ne m’en veut pas, avec la nostalgie, j’embellis un peu les choses…

Alors, quand j’ai assisté à cet acte impensable, que j’ai vu ce sang rouge écarlate couler lentement sur le sol blanc ?
La terreur a envahi chacune de mes plumes. Elle s’est imprimée à jamais dans mon inconscient et a déteint, de manière psychosomatique, sur ma démarche.

Ma descendance a hérité de ce tic, de ce sautillement qui aujourd’hui fait sourire ton enfant.

Toi, tu ne réalises pas vraiment parce qu’aujourd’hui tu vois du sang couler à longueur de journée à la télé et sous ton nez sur ton smartphone. Tu vois un meurtre à la télé et la minute d’après tu vas sans broncher te délecter d’un bon burger. C’est la routine de ton espèce aujourd’hui.

C’est pour cela que tu dois faire un effort d’imagination pour remonter dans le temps. Car cette routine ne l’était absolument pas ce jour-là ! On connaissait bien sûr la mort et le sang, mais jamais (jamais !) la création et les créatures – et ce depuis des millénaires – n’avaient connu un meurtre de la sorte… gratuit et volontaire… commandé par le simple ego d’une créature à l’écoute du diable.

C’était si choquant !

Sais-tu, par exemple, que ma voix était une des plus chantantes parmi tous les oiseaux ?
Je sais, tu as du mal à y croire.

Sauf que ce jour maudit, quand j’ai vu cet acte se commettre sous mes yeux, et ce sang gicler ! J’ai voulu hurler de toute mes forces, mais je suffoquais de frayeur, ma poitrine se convulsait et ma jolie voix s’est étranglée à jamais…

Si tu entends aujourd’hui mon croassement, tu en frémis et tu te dis que c’est de mauvais augure. Comme je te l’ai dit, ma descendance porte en elle les séquelles de ton crime à toi et tu continues de m’en vouloir.

Dieu était Témoin. Il a voulu me consoler et faire de moi une miséricorde. Il m’a ordonné d’aller me montrer devant toi (enfin ton ancêtre). Je n’ai pas compris la raison, j’ai juste obéis.

La plupart des animaux n’ont jamais su les raisons de cet acte barbare. Mais aucun n’a oublié l’acte en lui-même. Tous ont immédiatement fuit l’homme de peur de ce qu’il était en train de devenir.

Tu sais bien que ta descendance as dû faire de grands efforts pour en réapprivoiser certains, mais la plupart continuent d’avoir peur de toi.

L’histoire de cet assassinat tu penses la connaitre. Mais je vais te raconter ce qui je pense s’est vraiment passé. Je préfère par contre te prévenir que ma mémoire me joue des tours et que je ne suis plus très sûr de cette version.

Tu dois comprendre que les raisons de cet assassinat personne ne les connait vraiment. Même moi. Car comme tous les autres oiseaux ou animaux, t’imagine bien que je ne passais pas mon temps à surveiller les faits et gestes de ces deux frères.

La seule chose dont je me souviens c’est le meurtre car j’étais pas loin de vous deux, perché sur ma branche d’olivier favorite.

En rassemblant mes souvenirs, je constate que ma version de l’histoire (avant l’assassinat) est différente de ce que les autres animaux racontent. Qui a raison, qui a tort ? Je l’ignore.

Toi et ton frère n’était pas les fils directs d’Adam. Adam était mort depuis longtemps.

Vous viviez paisiblement et vous partagiez votre quotidien entre profiter paisiblement de la vie sur terre et le souvenir de Dieu.

Pour vous souvenir de Dieu, vous accomplissiez des rites, des prières, et offriez des offrandes de bon cœur au départ. Puis petit à petit, le diable vous a fait le même coup qu’avec Adam.

Il est venu s’immiscer en toi et à commencer à te faire réfléchir, à vouloir te faire utiliser rien que ta raison. Tu te disais :

Puisque ces offrandes, tu ne vas pas en profiter et que tu vas les donner ensuite à autrui alors autant ne pas offrir ce qu’il y a de mieux…

Pourquoi ne pas garder le meilleur pour toi et ta famille car après tout ces offrandes tu les obtiens bien par la sueur de ton front.

Le raisonnement te semblait convaincant.

Ton frère lui était le modèle du serviteur pieux et obéissant. Il t’énervait mais en même temps te rendait jaloux.

Ce qui devait arriver, arriva très rapidement. Dieu n’acceptait plus tes offrandes car ton intention n’était plus bonne et ton offrande n’avait plus cette sincérité nécessaire.

Ton frère a commencé par te sermonner au début. Mais le diable était plus fort que toi, tu avais du mal à redresser la barre. Puis, ton frère a commencé à te dénigrer, alors que tu aurais voulu qu’il t’aide dans ces moments.

Ensuite, il a commencé à se moquer de toi, et même te questionner sur ta foi. Souviens-toi le jour où il t’a demandé si tu étais devenu mécréant avec cette lueur de méchanceté dans ses yeux, tu es resté bouche-bée.

L’attitude de ton frère envers toi devenait de plus en plus radicale. Tu ne le reconnaissais plus : il était devenu suffisant et imbu de sa religiosité : « Moi je suis pieux et je suis la trace de nos ancêtres, la preuve, Dieu a accepté mes offrandes » te jugeait-il indirectement.

Il osait même prétendre que tu ne pouvais plus être sauvé, que lui seul était sur la bonne voie.

Ton frère alla jusqu’à dresser aux gens un profil noir de ta personne, en dévoilant la liste de tous tes péchés.

A présent, il t’accusait de pêcheur récidiviste et finit quasi-ouvertement par dire que tu étais un mécréant !

Bien sûr, tu savais que tu étais un pêcheur, un grand pêcheur même, mais jamais tu ne doutais de Dieu encore, pas un seul instant cette idée ne t’avait même traversé l’esprit.

Puis, un jour, ton frère est venu te dire que cette terre méritait des serviteurs dévoués à Dieu, des serviteurs fort et non pas faibles. Il t’a même menacé de mort car c’est ce que Dieu voudrait pensait-il.

Tu n’en croyais pas tes yeux et tu lui as répondu que jamais toi tu ne lèverais la main sur lui.

Tu commençais même à comprendre que le diable s’était servi de ton amour pour le confort matériel, pour l’atteindre lui, ton frère pieux à la base – un plus gros gibier – par l’entremise de son ego.

Ton frère était en train de reproduire la même trajectoire que Satan. Satan veut que l’homme lui ressemble, qu’il signe sa propre perte après une vie d’adoration.

C’était donc ça qui se jouait. Tu en avais les larmes aux yeux de ne pouvoir rien faire !

Car tu ne savais pas quoi faire. Personne ne t’écoutait, puisque ton frère a réussi à faire détourner les autres de toi. Tu étais devenu la brebis galeuse.

Alors tu as laissé faire en espérant que ton frère reprenne ses esprits et en espérant trouver une solution rapidement. Tu te promettais de faire des efforts pour t’améliorer toi-même et redonner de la pureté à tes rites et à tes offrandes.

Mais c’est arrivé beaucoup trop vite, beaucoup plus vite que prévu.

Ce jour-là. Tu ne l’as pas vu approcher. Tu as juste senti une ombre… un geste… et son regard noir de désir de tuer… puis la sensation du sang chaud coulant sur ton dos, mais tu n’as ressenti aucune douleur physique.

La dernière chose dont tu te souviens, c’est d’avoir entendu la voix du beau cordeau perché sur l’olivier, mais chose bizarre elle sonnait différemment…


Il l’avait fait, vraiment fait !

Il avait tué son frère, sa famille comprendrait son geste. Il était totalement persuadé du bien-fondé de son acte.

Mais la minute d’après, quand il vit ce sang rouge sombre se répandre sous le corps lourd et inerte de son frère il resta perplexe.

Il n’entendait plus rien, ou peut-être juste un ricanement lointain, comme un murmure diabolique du fond de la terre.

Il vit ce beau corbeau s’approcher pas loin. L’oiseau sautillait et commençait à gratter la terre ici et là. Que cherchait-il à gratter comme ceci ? D’ailleurs, était-il en train de creuser la terre ou au contraire de couvrir quelque chose avec cette terre.

En un instant, il comprit le message de Dieu ! Tout devint limpide, comme une révélation.

Malheur à moi s’écria-t-il. Pourquoi ai-je été incapable de cacher les péchés intimes de mon frère. Pourquoi ne l’ai-je pas protégé et aidé à remonter la pente.

Pour l’aider à couvrir ses défauts. Au contraire cela me faisait du bien de les sortir de l’ombre.

Cela me plaisait tellement de me sentir meilleur que lui. Je devais le rabaisser, c’était plus fort que moi, c’était diabolique.

Je me suis senti invincible quand Dieu a accepté mes offrandes.

Jamais, je ne me pardonnerai cet acte barbare. L’humanité entière va en subir les conséquences et le péché de chaque victime de meurtre retombera sur moi.

Il ne savait que faire. Il était tombé trop bas.

Il n’avait pas su préserver l’intimité de son frère vivant. Tout ce qu’il pouvait faire c’est de couvrir cette intimité maintenant qu’il est mort.

Alors, il se mit à imiter le corbeau maintenant et commença à creuser et jeter la terre blanche sur le corps ensanglanté de son frère.

Et tout comme un corbeau de malheur, il erra ici et là sur terre. Il devint muet car incapable de prononcer la moindre parole, sauf quelques sons incompréhensibles semblables au croassement d’un corbeau.

Alerte : Dans la version traditionnelle, on nous apprends que le tueur est celui qui s’est vu refuser l’offrande. C’est le plus plausible. Les versets coraniques laissent toutefois planer un flou car le sujet n’est pas indiqué, seul le pronom (il) est utilisé : ce qui laisse au lecteur le soin de deviner qui des deux frères parle. Ce flou n’est pas tangible dans les traductions.

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